Complexe d’habitation

Le concept de complexe d’habitation est né du constat de l’observation de disparition des bancs publics comme première manoeuvre d’un projet de réaménagement urbain prenant place au centre de la petite ville de Morges, située entre Lausanne et Genève.

Retirer les bancs publics de l’espace urbain – qu’est-ce que cela signifie ?

Le banc public est une infrastructure sur laquelle peut se reposer tout corps dans le besoin d’être soutenu. Elle propose de répondre à des besoins de subsistances tels que s’asseoir, manger, mais aussi dormir. La destruction de ces infrastructures contribue ainsi à réduire la possibilité de répondre à ce type de besoin dans la rue, l’espace du publique, du collectif, du social. Cette politique de désaménagement peut ainsi constituer la manifestation tangible d’une politique qui encourage les individus à se montrer en mesure de répondre à leurs besoins de subsistance en dehors de formes d’organisations sociales.

En évacuant les bancs de l’espace public, infrastructures désignées en urbanisme en terme de mobilier urbain, cette politique contribue à rendre l’espace public9 inhabitable10. Par habiter est entendue la possibilité de s’inscrire dans un lieu de manière prolongée. S’inscrire dans le sens d’entrer, de s’insérer, de faire partie, mais aussi, pour revenir à un sens plus étymologique : laisser une marque visible, rendre manifeste11. Ainsi, la possibilité d’habiter est entendue comme une possibilité d’occuper ostensiblement et durablement un espace de manière à pouvoir y vivre. Les questions que posent la figure du banc public démantelé me semblent alors être les suivantes : quelles sont les pratiques occasionnées par l’existence de bancs dans l’espace public et pourquoi celles-ci sont-elles ciblées par des politiques de destruction ? Que signifie rendre la place, la rue, l’espace urbain, inhabitable ?

 

Pratique d’attention et politique de care

En plus des pratiques de subsistance telles que s’asseoir, manger ou encore dormir, une autre fonction du banc public est de prendre le temps d’observer le paysage environnant. Dans son livre Arts of Living on a Damaged Planet12, Anna Lowenhaupt Tsing propose de répondre à la question « comment pouvons-nous utiliser au mieux nos recherches pour endiguer la marée de ruines ? »13 à travers l’apprentissage de la capacité à « accorder une meilleure attention aux aménagements surdimensionnés des espaces de vie humains et non-humains, que nous appelons “paysages”. »14

Accorder de l’attention (pay attention) au paysage. Cette formulation renvoie à des questions de politique de care. Dans le prolongement de la proposition d’Anna Lowenhaupt Tsing, il s’agirait d’une politique de care qui renvoie à une pratique d’attention. Une politique alors également inséparable d’autres enjeux impliqués par la notion de care et contenus dans une série de questions posées par Donna J. Haraway en introduction de son livre Staying with the Trouble : Making Kin in the Chtulucene. Des questions émergeant à partir du moment où un lien de familiarité se développe entre différentes entités, humaines comme non-humaines ; entre des habitant.e.s, des usager.è.re.s, un paysage et ses ressources. Donna J. Haraway écrit : « La parenté (kin) est une catégorie sauvage que toutes sortes de gens font de leur mieux pour domestiquer. Faire une parenté étrange (oddkin), plutôt que, ou du moins en plus de, parentés religieuses (godkin) et de familles généalogiques et biogénétiques, perturbe des sujets importants tels que de qui est-on en fait responsable. Qui vit et qui meurt, et comment, dans cette parenté plutôt que dans celle-là ? Quelle est la forme de cette parenté, où ses lignes se connectent et se déconnectent-elles, qui relient-elles et, alors, que relient-elles ? Qu’est-ce qui doit être coupé et qu’est-ce qui doit être lié si l’on veut qu’un épanouissement multi-espèces sur terre, y compris des êtres humains et des êtres autres-que-humains apparentés, ait une chance ? »15

Si Donna J. Haraway parle en terme d’épanouissement multi-espèces (multispecies flourishing), une analogie peut être opérée avec l’idée plus large d’un vivre ensemble, d’un vivre avec l’autre qui n’est pas soi, ou l’autre qui n’est pas du même. Cette idée renvoie directement aux nombreuses politiques d’exclusion de l’espace urbain de certaines populations qui ne correspondent pas à un certaine nombre de normes hégémoniques d’existence sociale, dont celles, notamment, qui encouragent les individus à se montrer autosuffisants, indépendants, auto-entrepreneurs et à ne pas dépendre d’une sphère publique ou collective pour répondre à leurs besoins de subsistance. La pratique d’attention occasionnée par la possibilité d’utiliser les bancs publics joue ainsi un rôle dans la possibilité de développer une politique de care et une capacité de répondre (response-ability) – de potentiellement résister – à la transformation d’un paysage sociétal qui demande l’évacuation de certains corps dissemblables, non-conformes.

Le pouvoir d’habiter la ville

La ville est un lieu au sein duquel des liens de parenté « étranges » (oddkins) peuvent potentiellement se nouer. Elizabeth Grosz opère une relecture de la ville comme lieu de rencontre de corps sans liens. Dans son texte Bodies-Cities16, l’auteure décrit la ville comme un endroit « fourni[ssant] l’ordre et l’organisation qui relient automatiquement des corps autrement sans liens : [la ville] est la condition et le milieu dans lesquels la corpor[é]alité (corporeality) est produite socialement, sexuellement et discursivement. »17 Selon Elizabeth Grosz, l’infrastructure, la matérialité concrète de la ville y définissent les possibilités de formes d’existence en collectivité : « La ville, dans ses aménagements géographiques, architecturaux et municipaux spécifiques, est un ingrédient particulier de la constitution sociale du corps. […] [L]a forme, la structure et les normes de la ville s’infiltrent et affectent tous les autres éléments qui entrent dans la constitution de la corporé[a]lité. Cela affecte la façon dont le sujet voit les autres […]. »18 Cette lecture de la ville comme infrastructure de production sociale permet de comprendre le caractère politique du fait de retirer les bancs publics de l’espace urbain ; effacer certains corps et certaines pratiques de la ville constitue un moyen de supprimer leur existence sociétale. 

Complexe d’habitation

Le concept de complexe d’habitation est né du constat de l’observation de disparition des bancs publics comme première manoeuvre d’un projet de réaménagement urbain prenant place au centre de la petite ville de Morges, située entre Lausanne et Genève.

Retirer les bancs publics de l’espace urbain – qu’est-ce que cela signifie ?

Le banc public est une infrastructure sur laquelle peut se reposer tout corps dans le besoin d’être soutenu. Elle propose de répondre à des besoins de subsistances tels que s’asseoir, manger, mais aussi dormir. La destruction de ces infrastructures contribue ainsi à réduire la possibilité de répondre à ce type de besoin dans la rue, l’espace du publique, du collectif, du social. Cette politique de désaménagement peut ainsi constituer la manifestation tangible d’une politique qui encourage les individus à se montrer en mesure de répondre à leurs besoins de subsistance en dehors de formes d’organisations sociales.

En évacuant les bancs de l’espace public, infrastructures désignées en urbanisme en terme de mobilier urbain, cette politique contribue à rendre l’espace public9 inhabitable10. Par habiter est entendue la possibilité de s’inscrire dans un lieu de manière prolongée. S’inscrire dans le sens d’entrer, de s’insérer, de faire partie, mais aussi, pour revenir à un sens plus étymologique : laisser une marque visible, rendre manifeste11. Ainsi, la possibilité d’habiter est entendue comme une possibilité d’occuper ostensiblement et durablement un espace de manière à pouvoir y vivre. Les questions que posent la figure du banc public démantelé me semblent alors être les suivantes : quelles sont les pratiques occasionnées par l’existence de bancs dans l’espace public et pourquoi celles-ci sont-elles ciblées par des politiques de destruction ? Que signifie rendre la place, la rue, l’espace urbain, inhabitable ?

 

Pratique d’attention et politique de care

En plus des pratiques de subsistance telles que s’asseoir, manger ou encore dormir, une autre fonction du banc public est de prendre le temps d’observer le paysage environnant. Dans son livre Arts of Living on a Damaged Planet12, Anna Lowenhaupt Tsing propose de répondre à la question « comment pouvons-nous utiliser au mieux nos recherches pour endiguer la marée de ruines ? »13 à travers l’apprentissage de la capacité à « accorder une meilleure attention aux aménagements surdimensionnés des espaces de vie humains et non-humains, que nous appelons “paysages”. »14

Accorder de l’attention (pay attention) au paysage. Cette formulation renvoie à des questions de politique de care. Dans le prolongement de la proposition d’Anna Lowenhaupt Tsing, il s’agirait d’une politique de care qui renvoie à une pratique d’attention. Une politique alors également inséparable d’autres enjeux impliqués par la notion de care et contenus dans une série de questions posées par Donna J. Haraway en introduction de son livre Staying with the Trouble : Making Kin in the Chtulucene. Des questions émergeant à partir du moment où un lien de familiarité se développe entre différentes entités, humaines comme non-humaines ; entre des habitant.e.s, des usager.è.re.s, un paysage et ses ressources. Donna J. Haraway écrit : « La parenté (kin) est une catégorie sauvage que toutes sortes de gens font de leur mieux pour domestiquer. Faire une parenté étrange (oddkin), plutôt que, ou du moins en plus de, parentés religieuses (godkin) et de familles généalogiques et biogénétiques, perturbe des sujets importants tels que de qui est-on en fait responsable. Qui vit et qui meurt, et comment, dans cette parenté plutôt que dans celle-là ? Quelle est la forme de cette parenté, où ses lignes se connectent et se déconnectent-elles, qui relient-elles et, alors, que relient-elles ? Qu’est-ce qui doit être coupé et qu’est-ce qui doit être lié si l’on veut qu’un épanouissement multi-espèces sur terre, y compris des êtres humains et des êtres autres-que-humains apparentés, ait une chance ? »15

Si Donna J. Haraway parle en terme d’épanouissement multi-espèces (multispecies flourishing), une analogie peut être opérée avec l’idée plus large d’un vivre ensemble, d’un vivre avec l’autre qui n’est pas soi, ou l’autre qui n’est pas du même. Cette idée renvoie directement aux nombreuses politiques d’exclusion de l’espace urbain de certaines populations qui ne correspondent pas à un certaine nombre de normes hégémoniques d’existence sociale, dont celles, notamment, qui encouragent les individus à se montrer autosuffisants, indépendants, auto-entrepreneurs et à ne pas dépendre d’une sphère publique ou collective pour répondre à leurs besoins de subsistance. La pratique d’attention occasionnée par la possibilité d’utiliser les bancs publics joue ainsi un rôle dans la possibilité de développer une politique de care et une capacité de répondre (response-ability) – de potentiellement résister – à la transformation d’un paysage sociétal qui demande l’évacuation de certains corps dissemblables, non-conformes.

Le pouvoir d’habiter la ville

La ville est un lieu au sein duquel des liens de parenté « étranges » (oddkins) peuvent potentiellement se nouer. Elizabeth Grosz opère une relecture de la ville comme lieu de rencontre de corps sans liens. Dans son texte Bodies-Cities16, l’auteure décrit la ville comme un endroit « fourni[ssant] l’ordre et l’organisation qui relient automatiquement des corps autrement sans liens : [la ville] est la condition et le milieu dans lesquels la corpor[é]alité (corporeality) est produite socialement, sexuellement et discursivement. »17 Selon Elizabeth Grosz, l’infrastructure, la matérialité concrète de la ville y définissent les possibilités de formes d’existence en collectivité : « La ville, dans ses aménagements géographiques, architecturaux et municipaux spécifiques, est un ingrédient particulier de la constitution sociale du corps. […] [L]a forme, la structure et les normes de la ville s’infiltrent et affectent tous les autres éléments qui entrent dans la constitution de la corporé[a]lité. Cela affecte la façon dont le sujet voit les autres […]. »18 Cette lecture de la ville comme infrastructure de production sociale permet de comprendre le caractère politique du fait de retirer les bancs publics de l’espace urbain ; effacer certains corps et certaines pratiques de la ville constitue un moyen de supprimer leur existence sociétale. 

Complexe d’habitation